Son approche résolument multidisciplinaire de la création musicale mène Simon Steen-Andersen à la réalisation d’œuvres exploitant tous les formats : performance, théâtre, chorégraphie, et même le film. Ainsi, avec le développement de nouveaux médias, sa musique fait graduellement place à l’intégration de samplers, de vidéos, d’objets courants ou de constructions artisanales, faisant fi des catégorisations des genres et des pratiques.

 

Simon Steen-Andersen – dont le grand œuvre TRIO ouvre ManiFeste au Théâtre du Châtelet – occupe une place forte et remarquée dans le paysage de la musique contemporaine. Quand bon nombre de musiques contemporaines procèdent par trames sonores contemplatives, fascinées par le matériau élargi mais passablement muettes quant à leur forme, le compositeur danois signe une musique de l’événement et du discours musical. Quand l’électronique s’affirme en discipline high-tech, il préfère l’artisanat low-tech. Quand la création musicale se présente en miroir tragique de l’effondrement du monde, son œuvre est empreinte d’ironie, de mordant et de vitalité.

 

Jouant de la friction entre sens et son, maitrisant l’hybridation des sources, des styles, des mémoires et des expressions, Simon Steen-Andersen importe des acquis de la linguistique vers la musique, à l’instar de ce que réalisa magistralement en son temps Luciano Berio. Face à l’immense diversité des langages de la musique contemporaine, il doit bien y avoir le fait social partagé d’un système de communication qu’est une langue.

 

Avec TRIO, on peut se souvenir du Hymnen de Stockhausen : la manipulation de fragments de mémoire collective – en l’occurrence les hymnes nationaux – permet de rendre sensible la modification opérée, au moment même où elle s’accomplit... TRIO, qui réunira le 31 mai 2024 l’Orchestre de Paris, l’ensemble vocal Les Métaboles et les étudiantes et étudiants en jazz du Conservatoire, agence ainsi de nombreux enregistrements de la musique classique et du jazz : tel accord de Bruckner, une section de Miles Davis, quelques mesures de Daphnis et Chloé de Ravel, un passage réitéré du Messie de Haendel.

Ces éclats iconiques sont sonores et visuels : Simon Steen-Andersen puise aussi son inspiration dans sa passion du cinéma, depuis les premières expériences des pionniers du septième art (la maitrise du montage et du bruitage) jusqu’aux récents films d’art et d’essai. L’archive n’est pas qu’un contenu préservé dans les bibliothèques, c’est aussi une histoire des mécanismes d’enregistrement et de reproduction. L’œil écoute, la musique agit.

 

Il serait sans doute imaginable de concevoir un montage ultra-virtuose, un mashup s’approchant de celui de TRIO, avec l’aide de l’intelligence artificielle. Mais ici, c’est bien l’ingéniosité du bricolage artisanal l’écran, la vie de ceux qui jouent ici et maintenant, et notre propre mémoire culturelle. À l’écran, vous voyez cette répétition où Carlos Kleiber mime avec sa baguette l’exécution de traits rapides pour l’Orchestre de la Staatskapelle de Dresde. Sur scène, l’orchestre, le jazz band et le chœur de TRIO répondent par une pluie de traits similaires. Le tour de force repose sur ces effets de synchronisation et de décrochage, tracés au cordeau : un dialogue serré et à haute vitesse entre l’écran et la scène, un tourbillon réjouissant, parfois hilarant.

 

« L’archive n’est pas qu’un contenu préservé dans les bibliothèques, c’est aussi une histoire des mécanismes d’enregistrement et de reproduction. L’œil écoute, la musique agit. »

 

Ceci présuppose une écriture minutieuse de chaque moment : Simon Steen-Andersen reste fondamentalement un artiste de l’écriture. Plutôt que de reconduire la division aberrante entre le concert qui serait « inactuel » et le dispositif contemporain, voire l’argument performé, qui représenterait le comble de l’actuel, ses œuvres sont des protocoles intégralement écrits. Cet art tient plus du montage que du processus. Tout est prémédité, rien n’est laissé au hasard. Tout est ludique, méticuleux et allègre : le compositeur est le joueur pressé non pas tant de gagner que de relancer la mise.

 

L’enjeu à venir pour le compositeur est de pouvoir renouveler la prouesse et l’imprévisibilité d’une stylisation historique, avec des éléments aujourd’hui très identifiés. Il n’y a ici aucune magie révélée dans la mesure où Simon Steen-Andersen prend soin de nous montrer un mécanisme à l’œuvre qui va bientôt se dérégler – ce qui le rapproche d’une figure fondatrice du théâtre musical, Georges Aperghis. Il ne cherche pas tant à imposer un concept qu’à nous en faire ressentir les effets et détournements multiples. En exposant des règles temporaires, il nous invite à dérailler et à mieux repartir, allégés et libérés du fatras de la profondeur sentencieuse.

 

Par Frank Madlener

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