En qualité de marraine du Prix Élan 2024, la compositrice Chaya Czernowin nous partage ses espoirs vis-à-vis de la jeune création et de l'avenir de la composition musicale.

 

Frank Madlener : Cette année, vous êtes la présidente du Prix Élan, le concours international de composition pour orchestre organisé par l’Ircam et l’Orchestre national d’Île-de-France. Est-ce que ces notions d’espace et de vitesse sont centrales à vos enseignements, notamment dans le cadre de ce concours ? Quels sont les traits que vous guettez chez les jeunes artistes ?

Chaya Czernowyn : Je ne cherche jamais un reflet de moi-même chez les compositeur.rice.s que j’instruis. C’est même plutôt l’inverse. Mes critères vont vous paraître ridicules, mais je cherche surtout des personnes qui sont assez égoïstes, et par là je veux dire des artistes qui s’intéressent à leur propre musique plutôt qu’à celle des autres. Au risque de sembler militante, ce que je recherche dans leur travail, c’est une sorte de rudesse, quelque chose de jamais vu et qui m’intrigue. 

 

F.M. : Est-ce que l’aspect pragmatique, donc l’efficacité de l’écriture, est aussi un critère de choix pour vous ?

C.C. : Mon rôle, ou tout du moins la façon dont je l’envisage, c’est celui d’accompagner la jeune composition dans son envol, de stimuler son imagination. Le reste, c’est entre les mains des musiciens de l’orchestre. Ce que je cherche, c’est une vision, une inspiration. Je veux voir une imagination qui danse, qui a les yeux grands ouverts, qui a faim de connaissance. Il faut posséder une véritable intelligence créative pour pouvoir accoucher d’une vision originale et juste ! Si on possède déjà cela, la technique viendra. 

 

F.M. : On sait que la dure réalité des philharmonies – très peu de répétitions, un rythme très soutenu, etc. – ne leur permet pas forcément d’innover en termes d’écriture. Quel est votre ressenti vis-à-vis de cette réalité ? 

C.C. : Je trouve cela bien dommage qu’il n’y ait pas de place pour des pièces plus novatrices. Ce qui m’attriste aussi, c’est que les pièces pour orchestre ne soient créées que dans le cadre de commandes, puis rapidement délaissées. Je ne suis pas à plaindre, car mes pièces ont été jouées de nombreuses fois, mais on ne donne pas à la jeune composition l‘occasion de voir ses pièces évoluer d’une représentation à une autre. L’idéal, ce serait d’arriver à créer des opportunités pour les orchestres, qu’ils puissent prendre le temps de développer des pièces, et ainsi donner de la visibilité à la jeune – ou moins jeune –composition encore méconnue.

 

F.M. : On voit émerger des doctrines annonçant la disparition des concerts, et l’hégémonie du multimédia, des performances et des travaux collectifs… Comment abordez-vous cette transformation que l’on voit se produire en particulier avec l’arrivée des jeunes générations ?

C.C. : Vous savez, chaque génération a son lot de nouveautés. Je pense qu’il faut surveiller ces changements, mais aussi que cela ouvre un vaste champ de découvertes. Malgré tout, les écrivains continuent d’écrire des livres et les poètes, des poèmes. La vie est dure pour les poètes de nos jours. C’est probablement le genre artistique qui est le plus mis à mal. Je me souviens d’avoir entendu dire que la meilleure façon de connaître un pays, c’est au travers de son héritage poétique, car c’est une forme d’art très pure, et qui a une résonance très forte.

 

F.M. : Vous avez donc toujours foi en la musique écrite ? On parle beaucoup de la fin de la séparation entre le métier de compositeur.rice et d’interprète, et de l’émergence d’un métier hybride. Quelle est votre opinion sur ce sujet ? 

C.C. : Je suis quelqu’un de très ouvert, et j’encourage le changement, car je pense que toute prise d’initiative peut être bénéfique. Pourquoi devrions-nous toujours faire des choix ? Il ne s’agit pas d’une dialectique, et je pense que les personnes qui défendent ce point de vue sont des opportunistes. Ce que nous devons combattre, c’est la montée des phénomènes de popularisation et de commercialisation, ce qui est difficile, surtout pour celles et ceux qui sont en marge de ces mouvements et souffrent d’un manque de visibilité. En dehors de cela, je considère toute expérimentation comme la bienvenue, même si cela ne correspond pas à ce que je crois, car cela peut être le moyen d’apprendre quelque chose de nouveau. 

 

F.M. : Vous faites donc un éloge de la diversité, en dehors du marché.

C.C. : Plutôt que de marché, je parlerais d’arène d’idées. Je peux tirer des enseignements de la danse hip-hop, de l’émergence de ce métier hybride de compositeur-interprète, de très nombreuses choses... Ce n’est pas pour autant que je dois nécessairement me saisir de chaque nouvelle opportunité. Le plus important pour moi est surtout de toujours chercher à me remettre en question afin d’évoluer et de ne pas rester figée.

Ma nouvelle pièce POETICA, qui sera présentée lors du Festival Manifeste-2024, est constituée de couches. Je pense qu’il y a également des « couches » temporelles, ce qui nous amène à certaines réflexions existentielles. Que restera-t-il de nous plus tard ? Existe-t-il quelque chose d’infiniment plus grand que nous ?

Moi, j’ai choisi de me battre pour la substance et la durabilité, et avant tout pour plus de profondeur. Je pense que c’est cela qui nous fait cruellement défaut dans notre société, le manque de profondeur. 

 

F.M. : Cette liberté que vous souhaitez conserver, cette singularité, c’est une sorte de combat que vous menez.

C.C. : C’est un combat, absolument. C’est d’ailleurs exactement le sujet de POETICA, ainsi que d’Infinite now. Une individualité, avec toutes les couches qui constituent sa mémoire, survivant au sein d’un environnement hostile. La respiration est alors une tentative désespérée pour essayer de rester en vie.

 

null© Astrid Ackerman

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