François Chaignaud, à la danse et au chant, Sasha J. Blondeau à la composition musicale et Hélène Giannecchini au texte composent un triangle d’or au cœur duquel bat vite et fort le spectacle Cortèges. Sur le thème du soulèvement, entre musique symphonique et électronique, dans un dispositif immersif que François Chaignaud active et métamorphose en direct, cet opus vibrant d’intensités entend faire surgir un monde somptueusement mutant.

 

nullDe gauche à droite : Sasha J. Blondeau ,François Chaignaud (© Laurent Poleo Garnier), Hélène Giannecchini

 

Dans quel contexte vous êtes-vous rencontrés ?

Sasha : Nous nous sommes rencontré·e·s au festival ICE, à Saint-Jean-du-Doigt, en Bretagne, en 2020. J’y présentais, avec Hélène, une lecture de son roman Voir de ses propres yeux, sur une musique que j’avais spécialement composée pour cette performance. Parallèlement, François, que je ne connaissais pas, y jouait Symphonia Harmoniæ Cælestium Revelationum, avec Marie-Pierre Brébant, autour du répertoire d’Hildegarde von Bingen. J’ai été frappé·e par sa performance et notamment la singularité de cette voix qui dansait. Nous avons commencé à discuter et très vite a émergé chez moi le désir de travailler avec lui. Il y avait par ailleurs entre nous trois beaucoup d’expériences communes, autant du point de vue de l’exigence artistique que du point de vue de nos vies intimes et politiques.

 

François : Cette manifestation initiée par Patricia Allio est comme une sorte de lieu-marraine de notre rencontre. Ce petit festival du littoral breton rassemble une communauté d’artistes qui ont en commun de s’engager dans des processus expérimentaux et de vivre des vies atypiques. L’adelphité1 y est comme un préalable. Nous avons avec Hélène et Sasha très vite échangé autour de nos projets, de nos rapports aux institutions, de nos manières concrètes de travailler, écrire, répéter, de la façon dont nos identités intimes fondent un rapport spécifique à l’art, sans pourtant le circlure.

 

Hélène : Nous nous sommes reconnu·e·s très vite dans un rapport non seulement professionnel, mais aussi amical. Dans le contexte du festival ICE, centré par ailleurs sur les identités queers, nous avons parlé très sincèrement et directement, en allant à l’essentiel. Nous avons notamment en commun de chercher parfois à déplacer nos pratiques. Collaborer avec Sasha et François, a par exemple transformé ma manière d’écrire.

 

nullQue voulez-vous dire par « déplacer vos pratiques » ?

Sasha : Je crois qu’il s’agit d’être déplacé·e vis-à-vis de nos matières artistiques respectives de manière à pouvoir les regarder – et donc les pratiquer – depuis un endroit différent : de biais. Le fait même d’intégrer des questions très intimes, sans qu’elles soient données à voir ou entendre de manière littérale, en ayant pour nécessité de ne pas coller aux “attendus institutionnels”, impliquait un tel déplacement.

 

François : Je travaille toujours en collaborant, avec des artistes issu.e.s de la danse ou d’autres disciplines, mais pourtant je me sens spécialement déplacé dans ce projet. J’ai déjà dansé à la Philharmonie (Un Boléro – avec Les Siècles, co-chorégraphié par Dominique Brun), mais alors j’étais “seulement” danseur, aucun son ne sortait de ma bouche, et la relation danse musique était donc plus conventionnelle. Ici, le fait de parler et de chanter, avec et face à l’orchestre m’apparaît comme une expérience nouvelle, qui fait écho à des années de pratiques hybrides entre la danse et le chant, mais qui prend une dimension particulière, et qui implique de me déplacer – professionnellement, et intimement.

 

Quelle a été votre méthode de travail ?

Sasha : Nous avons partagé ensemble des résidences de création, notamment à la fondation Royaumont et à San Francisco, aux États-Unis, où nous avons pu commencer à imaginer le projet. Nous avons tou·te·s des temporalités différentes. Je travaille en solitaire comme Hélène, tandis que François collabore régulièrement avec plusieurs personnes et élabore ses spectacles au plateau. Pour créer Cortèges nous avons accepté de nous écarter un peu de nos méthodologies respectives. Et c’est certainement cela qui a rendu le projet si singulier.

 

Hélène : Je savais que le soulèvement est une question importante dans le travail de Sasha et la rencontre avec François a été pour moi une évidence de présence. J’avais ces deux éléments en tête et j’ai poursuivi avec ma méthode de travail, à savoir écrire avec et depuis les images. Pendant notre résidence de la Villa Albertine à San Francisco, j’ai eu accès à celles extraordinaires de la GLBT Historical Society, des photographies de défilés, de pride, de lutte, des images des activistes de la lutte contre le sida, des instantanés d’émeutes comme celle de la White Night, en 1979. Je leur ai alors proposé un arc narratif autour du cortège, des multiples manières qu’a un individu de se tenir dans la foule. Ensuite le texte a été sans cesse modifié pour coller à notre vision.

 

François : Ce qui me frappe, c’est la coexistence de différentes temporalités dans le travail. Si Sasha a composé dans la solitude de son atelier toute la partition orchestrale et électronique, il était évident que le travail autour de ma partition vocale et chorégraphique ne pouvait se faire qu’ensemble en studio. Je n’ai pas une formation de chanteur, mon rapport à la voix est empirique. Nous allons donc commencer mi-avril des sessions intensives de travail pour sculpter les paramètres de ma partition vocale. Nous travaillons avec une simulation enregistrée par l’orchestre qui va me permettre de trouver des repères physiques dans le son, et avec laquelle nous allons définir les paramètres et enjeux de ma voix et de ma présence.

 

C’est une aventure totalement inédite pour moi. Jusque-là, en tant que danseur et chorégraphe, j’ai toujours convié la musique pour sa dimension historique ou patrimoniale, comme une manière de laisser des fantômes visiter notre corps. Ici tout est vivant dans mon dialogue avec Sasha et Hélène. Il s’agit de nos vies, de nos sueurs, de nos stress, de notre présent. C’est bouleversant d’atteindre cette synchronicité.

 

Comment s’entrelace le texte, la musique, la voix et la danse ?

Sasha : Il y a eu un grand travail d’élaboration formelle qui s’est fait en partant de discussions avec Hélène et François, puis qui s’est modifié au fil de l’écriture d’Hélène et des transformations qui se sont avérées nécessaires pendant nos différentes résidences. Tout s’est intriqué au fil du temps. Comme il s’agit d’une œuvre pour grand orchestre, j’ai dû obligatoirement fixer le temps en écrivant la partition, mais la dimension vocale n’est pas encore totalement arrêtée. Ainsi nous allons avoir cette liberté-là, nouvelle pour moi, de construire une partie de Cortèges au plateau, à partir de la musique déjà écrite mais qui laisse encore beaucoup de latitude pour que voix et danse y trouvent toute leur place.

 

François : J’ai une grande pratique de danse mais je n’ai pas de formation musicale académique. C’est avec le temps, la pratique et les spectacles que j’ai amélioré ma technique vocale à ma façon par imprégnation. Sasha a élaboré toute une série d’exercices ou de pratiques pour défaire mes réflexes liés à la pratique sauvage de la musique ancienne. C’est comme une sorte d’inception : Sasha programme ma perception pour qu’elle puisse ensuite guider mon expression dans le sens induit par l’environnement esthétique et musical de la partition. Dans ce projet, je vois le chant et la danse comme des puissances qui viennent gonfler peu à peu le texte d’Hélène et la situation orchestrale. La possibilité de la hauteur, du rythme, de la mélodie, puis du geste sont comme des conquêtes qui viennent rythmer l’avancée de nos cortèges !

 

Quel sens prend la présence de l’orchestre disséminé dans l’espace au milieu duquel François va se déplacer ?

Sasha : Bien sûr, la disposition particulière de l’orchestre permet à la fois de faire écho au texte, mais également de déplacer, encore une fois, cette formation classique et bien connue de l’orchestre symphonique dans un endroit différent de celui qu’il habite le plus souvent. Ce n’est plus tout à fait un orchestre, déjà parce que les hiérarchies habituelles ne sont pas respectées, mais surtout dans la mesure où sa fusion avec l’électronique tend à faire advenir une forme hybride qui prend sa source dans les multiples figures du cortège. François est cette personne qui y pénètre, et qui va donc traverser plusieurs états, à mesure que le cortège et l’orchestre se métamorphosent.

 

Le terme « queer » est posé comme une étiquette sur cette commande. Correspond-il à votre démarche et votre objectif ?

François : La tentation est grande pour les institutions d’utiliser ce terme comme une étiquette, à la fois cabotine et réductrice. Ce n’est d’ailleurs pas vraiment un mot que j’utilise. Ce qui compte pour moi dans cet alliage amical et artistique avec Hélène et Sasha c’est de revendiquer de pénétrer dans l’espace de la Philharmonie en embarquant avec nous nos histoires intimes, identitaires, et donc d’une certaine façon politiques. La musique est souvent vue comme un langage universel – manière facile de reconduire sans cesse les mêmes récits. Ici, il s’agit de se brancher sur la puissance immense et magnifique de l’orchestre, de l’espace de la Philharmonie, des technologies de l’Ircam pour amplifier des mouvements intimes de nos vies : comme si on prenait conscience de la force que représente cette infrastructure, et de la possibilité de s’y connecter, de surfer sur ses flux. Il y a une sorte de désir d’appropriation de cette puissance pour la mettre au service de récits, d’aspirations, de textures et d’expériences qui se fondent dans notre intimité.

 

Hélène : Le terme “queer” est important, il a une histoire dans laquelle nous nous reconnaissons. Mais il est aujourd’hui parfois vidé de sa substance, utilisé en étant dénué de sa charge politique et subversive. Nous utilisons parfois le terme transpédégouine qui est plus direct, qui nomme aussi ce que nous voulons désigner. Mais si nos cortèges prennent fièrement racine dans cette puissance-là, ils font aussi appel à la mémoire d’autres luttes, nous ne voulons pas être assignés à un endroit.

 

Comment dialoguent la musique symphonique et l’électronique ?

Sasha : Orchestre et électronique sont totalement liés alors même que les sons qu’ils produisent sont de natures radicalement différentes (sons acoustiques instrumentaux pour l’orchestre et sons synthétiques pour la partie électronique). Le fait d’avoir une partie de l’orchestre spatialisé dans la salle, de la même manière que les haut-parleurs sont disposés autour du public, permet d’avoir une écriture qui englobe et fusionne orchestre et électronique, de sorte qu’on ne fasse parfois plus la différence. Il y a des changements de plans, un peu comme au cinéma, où on peut voir/entendre ces cortèges de différents points de vue. J’ai voulu éviter d’être démonstratif et faire de l’aspect technologique non plus une nouveauté, une mode à promouvoir, mais plutôt un moyen d’hybrider la manière même dont on pense l’orchestre. L’un des enjeux principaux de la pièce réside aussi dans cette manière qu’auront orchestre, voix parlée, chant et danse d’advenir. Je n’ai pas voulu écrire une pièce pour orchestre et électronique, j’ai plutôt souhaité écrire pour autre chose, qui soit au-delà de leur simple addition et qui éprouve avec François leurs mutuelles transmutations.

 

Propos recueillis par Rosita Boisseau, journaliste

 

1. Adelphité : Le terme d'adelphité regroupe à la fois la fraternité et la sororité, sans dimension ni mention genrée. 
Photo : Cortèges © Audoin Desforges

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